La loi Arizona, ou reforme du chômage marque un tournant majeur du système de protection sociale belge. En limitant la durée des allocations et en durcissant les conditions d’accès, la réforme vise à accélérer le retour vers l’emploi. Mais, elle risque aussi d’accroître la vulnérabilité de publics déjà fragilisés, notamment ceux confrontés à la fracture numérique. Cet article explique son impact et propose des pistes d’action pour les Espaces Publics Numériques (EPN) et le réseau CABAN.
Rappel factuel : ce que change la réforme du chômage
La mesure la plus structurante est la limitation de la durée des allocations : un plafond maximal de deux ans (24 mois) est désormais prévu pour les personnes aptes au travail. La durée exacte accordée dépendra du parcours d’emploi antérieur (carrière récente, nombre de mois cotisés, etc.). Les mesures de la reforma du chômage entreront en vigueur par étapes à partir de la fin 2025, début 2026 selon les volets.
Plusieurs estimations indiquent qu’un grand nombre de personnes perdront leurs droits à court terme. Les calculs publiés et repris par la presse font état de dizaines de milliers d’exclusions. Des ordres de grandeur allant de ~47 000 à près de 180 000 personnes affectées selon la période et le périmètre retenu pour le calcul. Ces projections dépendent des vagues d’application prévues par le calendrier gouvernemental.
Les syndicats et organisations sociales contestent la procédure et ont engagé des actions pour contester la réforme au plan juridique. Ceux-ci mobilisent le soutien local (campagnes d’information, recours devant les juridictions, sessions d’accompagnement).
Pourquoi la réforme du chômage aggrave la fracture numérique
a) Moins de temps disponible pour la formation numérique
La première conséquence, est temporelle : face à l’échéance du droit, des personnes vont prioriser la recherche d’un emploi immédiat. Souvent précaire plutôt que de suivre des parcours de montée en compétences numériques nécessaires pour la recherche d’emploi. CV en ligne, candidatures via plateformes, entretien à distance ou pour l’accès aux services publics numériques. Ces formations demandent du temps encadré, régulier et répété : or la pression du « retour rapide à l’emploi » réduit ce temps. Cette dynamique accroît le risque d’emploi de moindre qualité et d’exclusion durable.
b) Accès aux démarches administratives et aux droits
Les démarches administratives (suivi de dossiers CPAS, d’inscriptions à des formations, accès à des aides locales) sont de plus en plus numérisées. Les personnes sans accès régulier à un terminal, sans adresse mail ou sans compétences numériques sont donc pénalisées. Elles ont davantage besoin d’un accompagnement humain pour accomplir des démarches essentielles (actualisation de dossier, demandes de subsides, recherche de logement, etc.). La réduction du filet social augmente le recours au CPAS et aux EPN qui sont des structures déjà sous tension.
c) Coûts matériels et de connectivité
Perdre des allocations ou voir son revenu réduit fragilise la capacité à subvenir à ses besoins. Comme l’achat d’un appareil correct, connexion Internet stable, recharges de données mobiles, impressions de documents, etc. Ces coûts empêchent l’accès durable aux outils numériques même lorsque la formation existe. Les EPN dépannent ponctuellement (postes à disposition, wifi). Mais, il n’existe pas « d’EPN de garde » ouverts 24/7. De plus, ils ne remplacent pas l’accès personnel quotidien nécessaire pour une recherche d’emploi ou gérer sa paperasserie administrative.
d) Compétences numériques ciblées et employabilité
Les études montrent que la vulnérabilité numérique est corrélée à des facteurs socio-économiques. Faible niveau d’études, chômage de longue durée, santé, foyer monoparental. En Belgique, une part importante de la population demeure numériquement vulnérable. Estimation environ 40% pour la tranche 16-74 selon certains baromètres, avec des taux encore plus élevés parmi les demandeurs d’emploi. Sans actions ciblées, la réforme du chômage peut donc creuser l’écart entre les « numériquement stable » et les « numériquement vulnérable ».
e) Conséquences en chaîne sur la participation sociale
La fracture numérique n’est pas seulement technique. Elle réduit l’accès à l’information, à la formation, à la santé, au lien social et à la participation citoyenne. Une personne sans accès ou sans compétences se voit exclue d’un grand nombre d’opportunités locales : offres d’emploi, services d’aide sociale, téléconsultations, etc. Ce qui accroît le risque de marginalisation et de recours prolongé à l’aide sociale locale.
Situation des EPN et des médiateurs·trices numériques : capacités limitées face à une hausse de la demande
Les Espaces Publics Numériques (EPN) sont le niveau de première réponse pour accompagner l’accès et la pratique numérique. Avec des postes publics, ateliers, accompagnement individuel, mise à disposition du matériel. Mais plusieurs constats structurels pèsent sur leur capacité d’action :
- Financement et ressources humaines souvent contraints : les EPN s’appuient sur des subventions locales ou projets (par exemple appels à projets régionaux) souvent temporaires ; ils doivent gérer un parc matériel, des locaux et des frais de fonctionnement. Ces budgets restent limités face à des besoins croissants.
- Animateurs·rices généralement à temps partiel : c’est un facteur crucial. Les personnes qui animent les ateliers et assurent l’accompagnement sont fréquemment en contrat partiel ou détaché ; leur disponibilité et la capacité à proposer des parcours de formation longs sont donc restreintes. Cela limite la montée en compétences durable d’un public fragile. (constat reproduit dans les analyses socio-économiques et rapports sur l’économie sociale).
- Tension accrue en cas d’afflux d’usagers : si la réforme provoque un afflux d’usagers vers les EPN et les CPAS, la charge augmentera — sans renfort budgétaire immédiat, la qualité et la fréquence des accompagnements risquent de baisser.
En clair : les EPN sont indispensables, mais leur marge de manœuvre est fragile. La réforme du chômage augmente la pression sur ces services à la fois en volume (plus de personnes cherchant un accompagnement) et en intensité (besoins plus complexes).
Que peuvent faire les acteurs de l’inclusion numérique (EPN, CABAN, partenaires) : recommandations pratiques
A. Court terme (mesures opérationnelles, 0–6 mois)
- Prioriser les parcours « accès aux droits » : modules courts sur la création d’un e-mail, l’accès à l’espace personnel du CPAS/RVA, téléchargement de documents, et aide à la complétude des formulaires en ligne.
- Organisation d’ateliers intensifs “mise à niveau candidature” : CV numériques, utilisation des plateformes d’emploi, simulation d’entretiens vidéo.
- Renforcement de la coordination avec les CPAS : points de contact directs, flux d’orientation simplifiés entre CPAS et EPN pour files d’attente et priorisation des cas urgents.
- Campagnes d’information ciblées : expliquer les changements de droits (en langage simple) et où venir chercher de l’aide numérique (flyers, SMS, affichage dans quartiers).
B. Moyen terme (6–18 mois)
- Plaider pour un renforcement financier ciblé : subventions pour heures d’encadrement supplémentaires, matériel, et une dotation pour formations accélérées. Les projections d’augmentation de la charge doivent être présentées aux autorités régionales pour débloquer des fonds d’urgence.
- Développer des parcours modulaires certifiants : micro-certificats numériques axés sur l’employabilité, construits en partenariat avec les employeurs locaux pour faciliter la réinsertion professionnelle.
- Mutualisation entre EPN : partage d’outils pédagogiques, plannings communs, mutualisation du matériel (ex. mobile lab) pour couvrir des zones où l’offre est faible.
C. Long terme (18+ mois)
- Construction d’un observatoire local sur l’impact de la réforme sur la fracture numérique (collecte de données, retours terrain, études d’impact).
- Plaidoyer politique : utiliser les chiffres et témoignages pour demander des mesures compensatoires (renforcement des aides locales, adaptation des dispositifs d’activation).
- Professionnalisation des équipes : transformer des postes partiels clés en temps pleins pour assurer une continuité pédagogique et un suivi personnalisé.
Le rôle spécifique de CABAN et de ses partenaires face à la reforme du chômage
CABAN, avec Maks vzw, ARC asbl et FOBAGRA, peut agir à trois niveaux :
- Coordination régionale : centraliser les besoins émergents, diffuser des outils (kits pédagogiques, fiches pratiques) et organiser des sessions de formation pour les animateurs·rices.
- Plaidoyer : capitaliser sur les données terrains (EPN, CPAS) et interpeller la Région et le fédéral pour un renfort budgétaire ciblé.
- Mise en réseau : relier les EPN avec les services sociaux (CPAS, bureaux de l’emploi), ONG et syndicats pour des parcours d’accompagnement combinés (social + numérique).
Il est essentiel que le discours adressé aux décideurs rappelle deux réalités : les personnes exclues numériquement ont besoin de temps et d’accompagnement humain, et les EPN manquent déjà de moyens financiers et de personnel à temps plein pour absorber une hausse durable de la demande.sur ces services à la fois en volume (plus de personnes cherchant un accompagnement) et en intensité (besoins plus complexes).
Pourquoi agir maintenant
La réforme du chômage bouleverse des trajectoires individuelles. Elle crée pour une partie de la population, un risque accru de marginalisation numérique. Agir maintenant, en renforçant l’offre d’accompagnement numérique, en adaptant les formats de formation et en mobilisant des ressources de manière ciblée. C’est la condition pour limiter un phénomène qui, risque de s’autoentretenir. Moins de droits → moins d’accès au numérique → moins d’employabilité → recours prolongé aux services d’aide.
Les espaces publics numériques sont en première ligne pour accompagner ces transitions. Mais, sans une réponse politique et financière à la hauteur de l’enjeu, la pression sur les EPN et sur les familles vulnérables continuera d’augmenter.
Sources (sélection)
- LexGo / synthèse mesures Arizona – résumé des mesures sur la durée des allocations. Lexgo.be
- The Bulletin – estimation des personnes affectées (chiffres par région). The Bulletin
- Brusselstimes ; analyses et chiffres sur l’exclusion et mesures syndicales. Brussels Times
- Belgian News Agency / Belga ; suivi des contestations syndicales et recours. belganewsagency.eu+1
- Statbel : données sur l’usage d’Internet et les compétences numériques en Belgique. statbel.fgov.be+1
- DigitAll / Digital vulnerability in Belgium ; baromètres sur la vulnérabilité numérique. digitall.be
- be.brussels — ressources et plan d’appropriation numérique / EPN à Bruxelles. Brussels-Capital Region+1
- Appel à projets Inclusion numérique (fédéral) – contextes de financement. FPS Économie
- IBSA : Panorama socio-économique Bruxelles 2025 (contexte local / pressions sociales). ibsa.brussels
- OECD / rapports sur contraintes des services publics (personnel et financement). OECD